
Roland-Garros: Stress, traumatisme… comment la bulle peut faire craquer les joueurs
Comment bien vivre son sport... quand on ne peut pas bien vivre tout court? Depuis la reprise, joueurs et joueuses de tennis font face à cette équation. D'un côté, la joie de retoucher la raquette en compétition. De l'autre, des règles sanitaires qui transforment l'environnement des tournois en "bulles" qui se rapprochent d'une sorte de prison dorée. Ce sera encore le cas à Roland-Garros, où les superstars ne pourront pas louer de maisons et où les athlètes locaux ne pourront pas dormir chez eux. Le plaisir du sportif se conjugue désormais à la contrainte. Pas facile à gérer dans les têtes.
Stress, dépressions, traumatismes: la crise sanitaire liée au Covid-19 angoisse les sportifs de haut niveau. "Je suis inquiète pour leur santé mentale. Je ressens davantage l’impact maintenant, avec la reprise des compétitions", alerte Sophie Huguet, préparatrice mentale et psychologue du sport. La privation de liberté imposée par les protocoles sanitaires, différents d’un pays à l’autre selon les doctrines, la crainte des faux positifs et le sentiment de loterie créent un climat anxiogène. Pistée par la direction du tournoi de l’US Open comme un chasseur traquant sa proie, pour le simple fait d’avoir été en contact avec Benoît Paire, déclaré positif, Kristina Mladenovic a vécu "un cauchemar". Lassée physiquement, usée nerveusement, la Française s’est écroulée au deuxième tour à New York après avoir pourtant mené 6-1, 5-1.
Ne souhaitant pas prendre de risque, les autorités sanitaires américaines l’avaient ensuite achevé moralement, l’obligeant à se retirer du tableau de double où elle faisait équipe avec Timea Babos. "J’ai l’impression qu’on des prisonniers, qu’on est des criminels", lâchait-elle, chagrinée par cet épisode qu’elle a vécu comme une injustice. "Ceux qui étaient à New York, étant donné ce qu’ils ont vécu, je pense qu’ils auront un stress post-traumatique, comme si vous aviez eu un accident de scooter et que vous avez du mal à remonter sur le scooter", anticipe Lionel Zimbler, coach du Français Benjamin Bonzi, qualifié pour le deuxième tour de Roland-Garros.

Avant son entrée en lice dans les qualifications du tournoi parisien, la jeune Margot Yerolymos (vingt-trois ans) s’est pliée aux exigences du protocole sanitaire. Depuis sa chambre d’hôtel où elle était enfermée, dans l’attente du résultat de son test PCR, la Française confiait sa crainte d’être positive, et le caractère anxiogène du procédé. "L’atmosphère qui entoure le tournoi fait que c’est dur de kiffer à fond. L’invitation, c’est top. D’un autre côté, je n’ai pas envie de sauter au plafond de peur de retomber de dix étages émotionnellement."
"Passer une journée entière dans une chambre, pour un joueur de tennis professionnel, ce n’est pas bien. Nerveusement, ce n’est pas bon", complète Lionel Zimbler, ancien coach de Benoit Paire. Peu épargné ces dernières semaines après son test positif à l’US Open qui lui avait valu de passer plusieurs jours dans une chambre, Paire avait enchaîné avec les tournois de Rome et de Hambourg, en même temps que les PCR et leurs résultats, parfois, aux antipodes. De nouveau positif à Hambourg, où il avait pu jouer puisque la réglementation allemande est différente, Benoît Paire a attendu avec fébrilité le résultat de son test parisien, finalement négatif.
"J’étais content, je me suis dit c’est cool, et en même temps, j’ai quand même cette épée de Damoclès, confessait-il dimanche. Si je suis positif après, c’est compliqué aussi. Je vais essayer de profiter de cette victoire (7-5, 6-4, 6-4 au premier tour) et de me dire que tout va bien, c’est cool. D’habitude, ici, je suis avec mes amis, ma famille, je suis très heureux quand je suis à Paris. Je me fais des petits restos. Et là, de devoir être encore enfermé dans ma chambre ou au club et de ne pas pouvoir partager ces moments-là avec le public c’est difficile. J’étais content après le résultat de mon test mais pas euphorique."
Une crise qui ne leur appartient pas
Outre la privation de liberté, le format inédit des compétitions, qui peut changer au gré des décisions gouvernementales, et l’absence de règles propres à tous les pays ont pour effet de désorienter les sportifs de haut niveau. L’incertitude du futur pèse beaucoup sur le moral des athlètes. 'L’incertitude au quotidien, c’est le pire ennemi d’un sportif de haut niveau, ça les bouffe, ça les rend anxieux. Ils ont toujours besoin de se rassurer", poursuit Lionel Zimbler. La perte de repères constatée chez un certain nombre de sportifs de haut niveau est d’autant plus mal vécue, a fortiori par des joueurs de tennis, qu’ils sont habitués à vivre dans une bulle, la leur, où tout est régi en fonction de leurs besoins et de leurs envies, pour créer un environnement de la performance.
"Les joueurs de tennis professionnel sont quand même dans la majorité des cas très à cheval sur les petits détails, les petites choses qui peuvent faire la différence, rappelle Lionel Zimbler. Je comprends tout à fait que cela puisse être très dur de prendre beaucoup de recul, de ne pas pouvoir s’entraîner comme ils veulent, accéder aux soins, à tout ce qui se fait habituellement. Parce qu’ils sont habitués à cela. Quand ils ne font pas les choses au maximum, ils perdent en confiance. Il y a beaucoup de joueurs qui ont besoin de faire les choses le mieux possible, de pouvoir récupérer de la confiance avant leur match. On le sait."

Un monde s’écroule autour d’eux, alors qu’habituellement, quelle que soit la catégorie du tournoi disputé, du directeur à l’organisation de la compétition, tout le monde s’affaire et se plie en quatre pour que les joueurs engagés aient la possibilité de manger et dormir correctement. Et ce afin qu’ils donnent la meilleure performance sur le terrain. La donne a quelque peu changé dans le contexte d’une pandémie mondiale. Parce que cette crise ne leur appartient pas. Pour la première fois peut-être, pour certains en tout cas, les joueurs de tennis et les sportifs de haut niveau de manière générale donnent l’impression d’être confrontés à la vie normale, aux mêmes réalités, ce qui les rend humains, fragiles et vulnérables.
"Tout ce chaos autour de l’organisation des compétitions, la perte de repères, font exploser des choses qui pouvaient les maintenir dans une certaine illusion", nous explique Bertrand Guérineau, psychologue du sport au CHU de Nantes (et en libéral). Les sportifs se mentiraient-ils à eux-mêmes? La crise sanitaire a en tout cas mis en exergue le besoin d’un accompagnement psychologique structuré, d’une parole plus neutre, moins centrée sur la performance. "Quand un athlète est considéré uniquement au travers de ses performances, il est déshumanisé la plupart du temps, poursuit Bertrand Guérineau. Et quand il s’agit de jeunes gens qui ont été considérés très jeunes comme des extraterrestres de leur sport, au niveau identitaire, ça peut créer des troubles assez sévères, notamment dans le cadre des blessures."
Et le psychologue de compléter: "J'aimerais qu’on puisse être amené à comprendre qu’un sportif n’a pas besoin que d’un entraîneur de haut niveau, d’un physio, d’un médecin, d’un kiné et d’un préparateur mental pour les booster, mais que ça a aussi besoin d’autres choses, de les rendre vivant, de les ramener à l’humanité. Et à des choses qui sont parfois de l’ordre du psychologique mais qu’on galvaude parce qu’il ne faut pas qu’il montre ses failles: le fantasme d’être indestructible." Des grands champions ont toutefois profité de cette période incertaine pour se mettre à nu, oser parler du fond, de la considération psychologique de leur réalité.
"J'adore jouer au tennis, et là ça devient un boulot"
"Ce qu’il faudrait éradiquer c’est cette logique qui consiste à enfermer des sportifs dans des ghettos avec une manière de penser, un mec du milieu qui reproduit des modèles d’antan, soutient Bertrand Guérineau. Alors, évidemment que le sport marche comme ça, mais il faudrait de l’altérité, de l’ouverture, comprendre que parler à des gens qui n’en ont rien à cirer qu’ils soient champions du monde, ça fait du bien aussi. Et là ils peuvent évoquer le fait qu’ils n’aient pas de petit ami ou que la sexualité c’est compliqué, que la relation affective, ils ne savent pas faire: la vie normale de quelqu’un en développement."
Avant même de connaître les circonstances avec lesquelles il allait devoir composer, Jérémy Chardy n’était pas très emballé par la perspective d’évoluer dans ce monde post-Covid et ses restrictions appliquées au sport de haut niveau. Parce qu’il y a aussi eu la naissance de son enfant, et que cela bouleverse la vie d’un jeune parent, à trente-trois ans, le tennis n’était plus la priorité, surtout pour venir jouer dans ces conditions.
"Cette période, elle est difficile. Je n'ai pas pu voir ma famille. Ils sont venus ici (à Paris), cela faisait un mois que je ne les avais pas vus, s’est-il épanché dimanche après sa défaite en cinq sets (après avoir mené deux manches à zéro) face à l'Autrichien Jurij Rodionov au premier tour de Roland-Garros. Qui pourrait bien être son dernier tournoi de la saison vu les circonstances: "C'est difficile pour moi parce que d'habitude j'adore jouer au tennis, j'adore être en tournoi, et là cela devient un boulot, J'ai du mal à m'entraîner, je ne prends pas du tout de plaisir sur le court à l'entraînement, en match. Il me reste le double ici, mais je ne sais pas si je vais continuer ma saison ou si j'arrêterai après Roland. Si je vous réponds tout de suite, ce ne serait même pas jusqu'à la fin de la saison... (Sourire.) Roland est fini, je ne me vois pas jouer un autre tournoi cette saison. C'est difficile de parler après un match aussi frustrant, mais ce qui est sûr, c'est que cela n'a pas aidé pour me donner envie de continuer."