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Boxe: Tyson Fury, la folie comme une arme

Un an et trois mois après avoir un nul contre Deontay Wilder, Tyson Fury retrouve le champion WBC des lourds ce samedi à Las Vegas. Avant ce "rematch" très attendu. RMC Sport s'est penché sur la psychologie du "Gypsy King", victime de troubles mentaux mais qui assume son côté dingue qui fait une grande partie de sa force.

"Il n’y a point de génie sans un grain de folie". Né deux bons millénaires trop tôt, Aristote n’a pas connu Tyson Fury. Mais rien n’aura jamais mieux décrit le "Gypsy King" que cette citation du philosophe grec. Deontay Wilder, qui défend sa ceinture WBC des lourds contre Fury dans un "rematch" très, très attendu ce samedi soir au MGM Grand de Las Vegas, navigue dans les mêmes eaux à l’heure de commenter l’envie annoncée de son rival de venir à la bagarre pour chercher le KO alors que tout le monde l’imagine faire l’inverse (comme lors de leur premier combat, conclu sur un nul, en décembre 2018): "Je n’y crois pas une seconde mais ne sais pas ce qu’il va faire. Ce gars est dingue." Pas faux. Mais avec le géant britannique, la folie Fury-euse touche au génie.

Bipolarité

Qu’on ne se méprenne pas: il n’est ici pas question de ses troubles mentaux, qui le touchent depuis l’enfance et qui avaient éclaté en pleine lumière après sa victoire sur Wladimir Klitschko pour les titres WBA Super-IBF-WBO en novembre 2015 entre dépression, alcoolisme, consommation de cocaïne, kilos amassées à la pelle et idées suicidaires. L’homme en est sorti au prix de gros efforts et endosse désormais (avec succès) un rôle d’ambassadeur des personnes touchées par ces problèmes à travers la planète. On parle plutôt de l’autre facette de cette folie. Contrôlée, assumée, dirigée. Celle qui le raconte plus que tout ou presque. Celle qui fait souvent les grands dans le noble art. Celle dont il a fait une force car il lui permet de se "soigner" entre les cordes.

Tyson Fury
Tyson Fury © Icon Sport

Pour monter dans un ring, il faut toujours un petit côté déglinguo. Voire bipolaire. Wilder, autre combattant haut en couleurs, utilise ce mot pour définir Fury (et lui-même). Il n’a pas tort. "J’ai toujours eu deux personnages, a confirmé l’intéressé en novembre dans le Alan Brazil Sports Breakfast de talkSPORT. Il y a Tyson Fury, l’homme, et le Gypsy King, le performeur. Ils étaient deux personnes très différentes. C’était comme si une autre personne était là, un showman, quelqu’un qui n’avait jamais été affecté par des troubles mentaux, si vous voyez ce que je veux dire. Le Gypsy King était même énervé contre Tyson Fury car ce dernier a été affecté par des choses qui peuvent mettre n’importe qui à terre alors que le Gypsy King n’a jamais eu de défauts. Il a fait tout ce qu’on lui a demandé, tout ce qu’on attendait de lui, il a voyagé à travers le monde, boxé tous les meilleurs et il n’a jamais fait défaut. Quand je suis dans le ring et que je fais mon truc de showman, le Gypsy King arrive et il régale. Mais quand je suis à la maison, dans ma vie de tous les jours, et que je suis un mari, un père, un fils, alors je veux simplement être Tyson Fury l’homme." 

"Il n’y a plus besoin de masque"

Avant sa notoriété actuelle, sa folie virait au simple outil marketing. Le b.a.-ba de comment "vendre" un combat quand les médias ne se pavanent pas en masse devant vous. "Avant, je portais toujours un masque, c’est pour ça que j’ai appelé mon livre Behind the Mask ("Derrière le masque", ndlr), poursuit-il. J’étais comme un acteur, un singe qu’on mettait sur scène pour le voir à l’œuvre. C’était comme ça pendant des années car être un bon boxeur n’était pas suffisant. Si vous êtes un boxeur de très haut niveau mais que personne ne s’intéresse à vous, c’est inutile. Pour être une star en pay-per-view, une star qui dépasse son sport, pour donner envie aux gens de vous voir et faire de grosses audiences, il faut agir comme un dingue. Quand on regarde tous les grands champions du passé, ceux dont on se souvient, tous étaient des showmen controversés. Tous. C’est la toile que je devais peindre."

Tyson Fury
Tyson Fury © Icon Sport

Désormais, il a juste changé de pinceau: "Vu le niveau que j’ai atteint, je peux être juste moi-même. Il n’y a plus besoin de masque, plus besoin de faire l’acteur, rien. C’est juste moi." Pour les médias, cela donne une machine à punchlines. Sans filtre. Qu’a-t-il changé depuis le premier combat contre Wilder? "Je fais beaucoup de nouvelles choses: je manque cinq ou six fois par jour, je bois huit litres d’eau. Tout ce qui peut me donner un avantage, je suis d’accord pour l’essayer. Je me masturbe sept fois par jour, aussi, pour garder un haut niveau de testostérone." Comment s’est-il préparé à ses retrouvailles avec le "Bronze Bomber"? "J’ai discuté avec une légende des combats à mains nues de la communauté du voyage, Big Joe Joyce, et il m’a dit qu’il plongeait ses poings dans de l’essence pour les renforcer. C’est ce que je compte faire cinq minutes par jour pendant les trois ou quatre dernières semaines de mon camp d’entraînement. Si ça a marché pour lui, ça vaut le coup d’essayer."

A-t-il trouvé une technique pour renforcer sa mâchoire après avoir été mis au sol deux fois par Wilder dans le dernier combat? "J’ai léché de la ch... encore et encore". Que fera-t-il après le combat de samedi soir? "Une frénésie de cocaïne et de prostituées. Je prends les pas chères, à trente dollars, celle où vous devez prendre des shoots de pénicilline avant. Et si vous n’en avez pas, il faut doubler le préservatif." On aurait pu continuer à enchaîner les exemples. Mais vous avez déjà compris l’idée. Le "Gypsy King" ne se retient pas. Jamais. Et rien n'est fait gratuitement. "Avec lui, tout est sous contrôle, analysé, décortiqué, pointe Brahim Asloum, ancien champion olympique et champion du monde et consultant RMC Sport. C’est quelqu’un d’intelligent, qui sait qu’il a besoin de faire le show pour susciter de l’intérêt, surtout aux Etats-Unis où il souffrait d’un manque de notoriété."

Tyson Fury (de face) contre Otto Wallin en septembre 2019
Tyson Fury (de face) contre Otto Wallin en septembre 2019 © Icon Sport

Tout bien réfléchi, c'est même une de ses forces. Tyson Fury l’a dit et répété: il ne prend surtout pas mal que Wilder le définisse comme "dingue". Bien au contraire. Il compte sur ça. Cet habitué de l’inhabituel – à dix ans, il était venu à l’école déguisé en Rambo pour... une journée consacrée aux personnages de romans – veut faire passer l’idée que tout est possible avec lui. "Ce côté un peu dingue se retrouve dans sa boxe: il n’est pas orthodoxe, il peut proposer différentes choses, on ne sait jamais ce qu’il a dans la tête et ce qu’il va vous réserver, confirme Brahim Asloum. On peut le prendre pour un fou mais il ne fait rien qui ne lui apporte pas quelque chose, que ce soit sur ou en dehors du ring."

S'écouter et être lui-même

Il suffit de voir Wilder douter sur le fait qu’il va venir à la bagarre contre lui pour comprendre que celui qui adore jouer avec ses adversaires dans le ring en les provoquant a réussi à installer une forme de doute dans l’esprit de la machine à KO américaine. Et au diable les conventions... Ben Davison est le coach à l’origine de sa résurrection sportive et personnelle? Il s’en sépare (même s’ils restent en contact) à quelques semaines du "rematch" contre Wilder pour s’attacher les services de Javan "Sugar Hill" Steward, neveu du légendaire et décédé Emmanuel Steward, coach entre autres de Wladimir Klitschko, Lennox Lewis ou Thomas Hearns, avec qui il avait déjà collaboré dans le passé. Beaucoup le pensent fou de faire un tel changement aussi près d’un rendez-vous aussi important sur le ring. Mais cette prise de risques est tout sauf une dinguerie sans contrôle. "Avec Ben, j’avais un excellent coach défensif, a-t-il expliqué en conférence téléphonique. On a travaillé la défense tous les jours pendant deux ans. C’était défense, défense, défense. Là, j’avais besoin d’un entraîneur agressif car ma plus grosse erreur dans le premier combat a été de ne pas l’avoir plus fait payer quand il était touché."

Tyson Fury, un boxeur qui sait faire le show
Tyson Fury, un boxeur qui sait faire le show © AFP

Cette idée, risquée, pourrait causer sa perte. "Pourquoi changer quelque chose qui n’est pas cassé?", s’en est même moqué Wilder. Mais Fury voit ce choix comme la meilleure façon d’essayer d’éviter de laisser son destin entre les mains des trois juges (tous américains) chargés du combat, ceux de la première l’ayant à ses yeux "privé de la victoire" qu’il avait selon lui (et l’immense majorité des observateurs) "obtenue sans discussion sur le ring". Pour se sentir bien, pour se sentir confiant, Tyson Fury doit s’écouter et être lui-même. Tous ceux qui tentent de l’en empêcher en sont pour leurs frais. Après son énorme coupure à l’arcade sourcilière droite lors de son dernier combat en date face au Suédois Otto Wallin, en septembre dernier, son entourage voulait le voir se remettre sans prendre le moindre risque. Pas question par exemple pour son co-promoteur, Frank Warren, de l'imaginer se lancer dans le catch à la World Wrestling Entertainment (WWE) même s’il apprécie la chose depuis l’enfance. 

Le catch... sans retenue

Résultat? Il n’en fait qu’à sa tête et se jette dans le bain à l’automne dernier, disputant un "combat" en Arabie Saoudite face au massif Braun Strowman. Sans aucune retenue. "Une fois qu’on avait mis un deal en place, la question était de savoir ce qu’il allait faire, à quel point il allait s’engager physiquement dans le truc car ce qu’on fait est très physique et très différent de la boxe, raconte Paul "Triple H" Levesque, vice-président exécutif de la WWE. Avec le combat contre Wilder pas loin, ma peur était de savoir s’il voudrait s’engager à aller dans le ring avec quelqu’un comme Strowman. Dans notre business, la ligne est fine entre repartir d’un combat avec le sourire ou avec une blessure, ce qui aurait faire dérailler ce combat à plusieurs millions de dollars contre Wilder. Je savais qu’il ferait le show. Mais quand il est venu dans notre Performance Center à Orlando, après cinq ou dix minutes à le voir dans le ring, je savais qu’il avait le truc et qu’il était prêt à tout faire. La chose la plus difficile était de lui dire ce qu’il ne pouvait pas faire car il avait envie d’y aller à fond." 

"Pourquoi essaies-tu d'être snob?"

Il en est sorti indemne. Et avec une notoriété boostée. Carton plein, quoi. Mais alors, y a-t-il une limite? Jusqu’où celui qui offrait sa Rolex à qui le mettrait KO il y a quelques années (le Britannique Anthony Joshua, champion WBA Super-IBF-WBO, promet de lui rappeler s’ils s’affrontent dans le ring et qu’il le bat de cette façon) peut-il pousser sa folie tout en contrôle? L’homme si fidèle à ses racines gitanes, qu’on a pu voir tirer une roulotte dans les rues de sa ville de Morecambe – où il habite toujours – dans un touchant documentaire de la chaîne ITV, ne la laissera jamais prendre le pas sur ses valeurs. Wilder joue la carte du "Black History Month" ("le mois de l’histoire noire", en février) avant leur "rematch" en réponse à un journaliste en conférence de presse? Il prend le micro et met les points sur les i: "Je ne jouerai pas ce jeu. Nous sommes deux poids lourds qui vont se battre pour le titre et savoir qui est le meilleur. Je refuse de faire entrer la question raciale dans l’équation." Sa femme Paris, avec qui il a cinq enfants, veut aller chez le coiffeur en Ferrari dans le documentaire signé ITV? "Pourquoi essaies-tu d’être snob?", lui répond-il sans hésitation. Rien ne changera Tyson Fury, ni les titres, ni l’argent, ni la célébrité. Il choisit juste son moment pour être fou, et le ring en est un. "Il n’y a point de génie sans un grain de folie", disait le philosophe. Le Britannique est bel et bien génial. 

Alexandre HERBINET (@LexaB)