
Boxe: Tyson Fury, combattre pour (sur)vivre
C’était il y a sept ans, presque jour pour jour. Le 28 novembre 2015, à Düsseldorf, en Allemagne, Tyson Fury choquait le monde de la boxe en détrônant Wladimir Klitschko – alors invaincu depuis onze ans et demi – pour devenir champion du monde IBF-WBA-WBO-The Ring des poids lourds. Depuis cette victoire aux points, dans un combat qui ne restera pas dans la légende de la catégorie, la vie du "Gypsy King" a été chamboulée. Le Britannique est devenu une superstar, une des plus grandes de la boxe actuelle.
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Il a ajouté le titre WBC à son palmarès en battant Deontay Wilder, et deux fois. Il a remporté une deuxième fois la prestigieuse ceinture The Ring. Il remplit des stades, comme Wembley fin avril pour sa dernière sortie en date, une victoire par TKO sur son compatriote Dillian Whyte. Son compte en banque a grossi de plusieurs dizaines de millions d’euros. Bref, pas de quoi se plaindre. Et forcément un bon souvenir. Sûr? Ecoutez plutôt l’intéressé en parler… "Pour être honnête, c’était une soirée de merde, a-t-il lancé ces derniers jours dans l’émission The MMA Hour. En fait, c’était comme une malédiction. Depuis ce soir-là, ça a été sept années plutôt merdiques."
Pas le discours attendu. Mais ses explications permettent de mieux comprendre. "Vous dites que j’ai eu tout ce que j’ai toujours désiré depuis cette victoire, poursuit-il. Mais je n’ai jamais vraiment voulu la célébrité et toute la merde qui va avec le fait d’être champion. J’ai eu ce que je voulais en battant Klitsch. Mais après ça, votre vie ne vous appartient plus. Vous ne pouvez plus aller nulle part, vous ne pouvez plus mener une vie normale… Et ce n’est pas ce que je désirais. Ce n’est pas une belle vie. Ce n’est pas bon car vous ne maîtrisez plus votre vie. Je suis coincé dans un truc où je dois être torturé par des gens où que j’aille. Pour être honnête, je ne savais pas vraiment dans quoi je m’embarquais après ça."
En quelques phrases, Tyson Fury a rappelé pourquoi il était un personnage unique. Un garçon torturé par ses démons intérieurs et qui ne trouve la paix que lorsqu’il matraque un autre type entre les cordes. Ne cherchez pas plus loin: c’est l’unique raison pour laquelle vous pourrez voir le "Gypsy King" (32-0-1, 23 KO; 34 ans) en action ce samedi soir dans le Tottenham Stadium de Londres, face à son compatriote Derek Chisora (33-12, 23 KO; 38 ans), qu’il a déjà battu deux fois en 2011 (décision unanime) et 2014 (abandon après le dixième round). Après Klitschko, Fury a connu la dépression, la drogue, l’alcool, les kilos qui s’accumulent et le font gonfler comme un ballon. Les idées suicidaires, aussi, jusqu'à hésiter à se jeter d'un pont au volant d'une voiture.
Il ne peut aujourd’hui plus combattre aux Etats-Unis, interdit de territoire américain pour une durée indéterminée en raison de ses liens le mafieux irlandais Daniel Kinahan, qui l’a aidé à sortir de sa période sombre. S'il aime être chez lui où il a "plus le temps pour penser", l’homme qui adorait passer du bon temps à Miami n’est plus tout à fait libre de faire ce qu’il veut, et il le doit à sa carrière de boxeur. Tout pris en compte, le voir couler une retraite sportive bien méritée ne semblerait pas dingue. C’était même le plan affiché. Après avoir battu Whyte, Fury avait annoncé se retirer de la boxe. Mais pour vivre, pour survivre, Fury a besoin du ring. La seule chose qui lui garde la tête à l’endroit.
Alors pas question de s’en aller loin de cette lumière qu’il n’aime pas mais qu'il cultive avec son énorme côté showman entre punchlines assassines et chants au micro après ses victoires (il y a bien un côté schizophrène)… "Même avec beaucoup d’argent, la célébrité, la gloire, le succès, j’ai réalisé que j’étais vide sans le combat, racontait le champion WBC en octobre au micro de la chaîne YouTube Behind The Gloves. Quand je grandissais et que je voyais les Muhammad Ali, George Foreman, Joe Frazier, Sugar Ray Robinson, Roy Jones ou James Toney qui poussaient leur carrière trop loin et finissaient par perdre des combats, je me demandais toujours pourquoi ils faisaient ça alors qu’ils avaient déjà gagné beaucoup d’argent et beaucoup de ceintures. Désormais, je sais pourquoi."
Sur ses quelques mois de "retraite", durant lesquels un cousin très proche de lui s'est fait tuer, il a pourtant tenté de s'occuper. Avant de repartir en camp d'entraînement, il a bouclé son autobiographie, Behind The Mask (Derrière le masque), et enregistré un single de la célèbre chanson Sweet Caroline. Il s'est engagé dans une série-documentaire pour Netflix sur sa vie de famille, At Home with the Furys. Mais Fury a surtout vu ses démons refaire surface. "Je suis presque revenu à mes périodes les plus sombres, raconte-t-il sur la chaîne YouTuve de Frank Warren, son promoteur britannique. Et c’était effrayant. Je m’imposais une routine mais j’étais vraiment déprimé de me dire que la boxe était terminée pour moi. Je n’étais clairement pas prêt. Ce n’était pas le plan de Dieu pour moi."
Le sien va continuer de se conjuguer à la boxe. Il a besoin de ce sport qu'il aime depuis qu'il est "petit garçon". "Aujourd’hui, je prends plus ça comme un hobby qu’un business ou un sport. C’est mon hobby, ce que j’aime faire." Plus que ça, même. "Avec la boxe, c’est une relation d’amour et de haine. Quand tout va bien, ça va très bien. Et quand tout va mal, c’est très toxique. Je suis dans cette relation romantique depuis longtemps et j'essaie d’arranger les choses pour que ça marche. Je me suis souvent demandé: est-ce que j'abandonne? Est-ce que je reste? J’ai voulu partir plusieurs fois mais la boxe me rattrape toujours. C’est comme une grosse addiction. Je suis un homme très sensible aux addictions et pour moi, c’est ça. La boxe n’est pas mon meilleur ami, c’est une addiction."
Son lien avec le noble art est une relation. Qui paraît toxique. C’est le cas. Quand je suis à la salle, la boxe abuse de moi, de mon corps, de mon esprit, de mon âme. Mais à un moment, ça me mène à l’extase. Cela me donne les hauts les plus hauts mais aussi les bas les plus bas. La boxe est plus addictive que n’importe quelle drogue. Vous ne pouvez pas vous désintoxiquer." Le discours tourne presque à l'appel à l’aide. "Rien d’autre dans ce monde ne peut même se rapprocher de ce qu’on ressent quand on se prépare pour affronter un combattant qui va vouloir vous en mettre plein la tête à une date précise. Tu tournes tout ton esprit sur ce seul objectif. (…) Je ne peux pas quitter la boxe. Il y a peut-être un docteur ou un psychologue qui voit ça et qui peut vraiment m’aider car je pense que je vais avoir besoin d’une aide mentale pour laisser filer ce truc."
Les mots sont forts. Mais Fury ne se cache pas: "Je boxe car j’ai l’impression en mon fort intérieur que j’en ai besoin pour rester sain d’esprit. Je me bats chaque jour pour ma survie. (…) Je veux partir mais je n’arrive pas à lâcher la boxe. Et cela me fait peur de me demander combien de temps je vais encore devoir faire ça…" Le chemin se cuisinera sauce dichotomie. A deux dans un seul corps, pour le meilleur comme pour le pire. "Il y a des choses du Gypsy King que je n’abandonnerai jamais. J’ai créé un monstre. Plus personne ne veut voir Tyson Fury. Ils veulent le Gypsy King. Pendant longtemps, j’ai porté ce masque que je ne pouvais pas enlever, d’où le titre de mon livre. Il fallait que je quitte ce masque et j’ai fini par réussir à séparer ces deux personnes, ces deux caractères, pour vivre le plus possible comme une personne normale. Mais le Gypsy King n’aime pas mener une vie normale. Tout doit être extatique, électrique, avec des lumières, des caméras et de l’action. Le Gypsy King sera avec moi jusqu’à ce que la mort nous sépare. Même sur mon lit de mort, il y aura quelque chose de controversé et charismatique."
L’homme qui doit son prénom à l’amour de son père pour Mike Tyson vit "dans l'instant présent" et refuse de penser à une véritable retraite même s'il a déjà des perspectives dans le cinéma, qui lui fait des yeux doux depuis quelques temps. A l'heure du quatorième anniversaire de sa carrière professionnelle, et alors que sa première fille a déjà treize ans, Fury avoue halluciner de la vitesse avec laquelle le temps passe. Mais celui qui a blagué ces derniers jours sur l'idée de "combattre quinze ou vingt fois l'année prochaine, comme les anciens" a déjà évoqué la possibilité de monter dans le ring jusqu’à quarante ans. Même si les objectifs sportifs ne sont plus son moteur.
"Si je suis honnête, qu’est-ce que je cherche dans la boxe aujourd’hui? Plus d’argent? Une autre victoire à mon palmarès? Pas grand-chose… Ce que la boxe peut me donner après le combat n’est pas aussi efficace que ce qu’elle me donne à l’entraînement et pendant le combat. Je ne suis pas là pour les récompenses. Il y a quelques années, je voulais une belle maison et mettre ma famille à l’abri. Maintenant que c’est fait, je n’ai plus de but. Je n’essaie pas de battre tel ou tel record. Je profite juste du fait d’être un combattant professionnel. J’ai aussi faim que lorsque j’ai débuté ma carrière mais je n’ai pas faim de célébrité, d’argent ou de succès. J’ai juste faim de continuer à faire le show, à livrer des performances excitantes."
Fury a déjà annoncé que sa fin lui serait sans doute signifiée par une grosse défaite entre les cordes. "Tous les grands champions ont des difficultés à abandonner la boxe. On les voit revenir sur le ring ou faire des exhibitions. C’est pour ça qu’ils ont tous continué trop tard." Pas épargné par la vie, avec par exemple les deux fausses couches de sa femme où la longue hospitalisation de sa dernière fille Athena après être née prématurée l'an dernier, le champion WBC n'a pas peur de parler de la mort. "Mike Tyson m'a dit un jour: 'La vie est belle, la mort doit l’être aussi'. Je suis assez d'a ccord." Et de conclure dans un éclat de rire presque flippant quand on connaît la psychologie du bonhomme: "Je suis impatient d’y être". Peu importe la date, peu importe pourquoi, il faudra s’inquiéter de ce qu’il deviendra une fois ses gants raccrochés. Seul et sans objectif, malgré sa belle famille et ses millions, Tyson Fury pourrait bien rebasculer dans l’autodestruction.