
Martin Fourcade: "En écrivant ce livre, j’ai pris conscience qu’il n’y aurait pas de course d’après"
Martin Fourcade, ce livre est un journal de bord, que vous avez écrit au fur et à mesure de la saison. Comment avez-vous fonctionné pour l’écrire, sachant que vous ne saviez pas qu’elle allait être l’issue ?
Ça m’a beaucoup aidé, c’était un peu une thérapie parce que j’avais du mal à aborder ce thème de la retraite avec Hélène, ma compagne, je me braquais à chaque fois que l’on évoquait ça. Ma mère me demandait ce que je comptais faire en fin de saison pour savoir si elle réservait ses billets pour la dernière Coupe du monde à Oslo, je lui avais répondu que je ne savais pas… Je n’avais pas répondu à mon oncle qui m’avait posé cette même question. C’est vrai que j’étais un peu en protection face à cette décision que je voyais perturbante, que je voyais comme une agression. Et finalement, de pouvoir en faire quelque part une thérapie avec ce livre, ça m’a permis de mûrir cette décision et qu’elle s’impose finalement à moi-même sans que j’ai à la prendre, sans que j’ai à y réfléchir comme on doit prendre une décision rationnelle.
Ces deux années après les JO de Pyeongchang, avec la descente aux enfers et la résilience, ça aurait finalement été un manque dans votre vie de ne pas les avoir vécues, d’avoir arrêté au sommet en 2018…
L’histoire est totalement différente oui, parce que les huit premières années de ma carrière à très haut niveau ont été un rêve éveillé avec 100% de mes objectifs atteints, un titre sur chaque édition. Et c’est vrai que 2019 a été en rupture, avec une année très compliquée. Ce qui est étonnant, c’est que beaucoup de choses me poussaient à arrêter après 2018 et les Jeux de Pyeongchang. Et moi, je voyais ça comme une marque de faiblesse, presque un signe de lâcheté d’arrêter à ce moment-là. Je ressentais que ce voyage n’était pas terminé et que j’avais en quelque sorte beaucoup à apprendre encore. Alors, à aucun moment, je ne me serais imaginé que ça aurait pu prendre cette forme avec une telle désillusion sur 2019 et cette résilience en 2020. Je sentais que j’avais encore beaucoup à apprendre sur mon sport, sur moi-même, sur la trace que j’avais envie de laisser sur ma discipline, la main que j’avais envie de tendre à mes coéquipiers et l’aventure collective qui s’est vraiment concrétisée chez moi en étant porte-drapeau de la délégation française à Pyeongchang.
Quand on refait le fil de cette dernière saison avec ce récit, on se rend compte qu’il y a plusieurs moments où vous laissez filer des points "bêtement". Quand on voit qu’il n’y avait que deux points d’écart avec Johannes Boe au final, est-ce qu’il y a des regrets ?
Ce qui est sûr, c’est qu’au vu de l’écart qui nous sépare à la fin, chaque balle, chaque place change le résultat final. Mais il n’y a pas de regrets parce que j’ai vécu le truc à fond. Et puis si on a l’honnêteté de se regarder un peu dans la glace, on se dit que Johannes a loupé quatre courses (pour la naissance de son fils) et qu’il était un peu meilleur sur cette saison. J’ai eu l’opportunité de jouer avec lui toute la saison de par sa décision (de manquer quatre courses), je me suis battu becs et ongles jusqu’au dernier moment pour faire basculer la balle dans mon camp. C’était une opportunité qu’il m’avait donnée et c’est l’ordre des choses qui a été respecté sur cette dernière année. J’étais intrinsèquement le deuxième meilleur biathlète de la saison et c’est le meilleur qui s’est imposé.
On a l’impression qu’il y a une bascule au moment de l’étape du Grand-Bornand, qu’après cette étape en France vous acceptez de ne plus être le même…
C’est étrange parce que j’ai l’impression d’être un peu extérieur à mon corps à ce moment-là, de regarder une scène se dérouler, où je suis acteur mais sans pouvoir vraiment réagir, tant sur les courses que sur un état d’esprit qui est éloigné des standards que j’ai pu avoir. Et finalement, je prends du plaisir alors que les résultats ne sont pas aussi ambitieux que j’avais espéré. C’est un moment étrange dans ma carrière, que j’ai eu beaucoup de plaisir à relire parce que avec l’euphorie de la fin de saison j’avais totalement oublié ce passage. Je pense que si j’avais dû réécrire le livre a posteriori, je n’aurais pas su me replonger dans ces émotions et dans cette sensation qui est un peu étrange de me dire que je suis content alors que je ne devrais pas. C’est une sorte d’apaisement.
C’est un journal de bord, mais la fin ressemble à un scénario de film avec la saison arrêtée en raison du Covid et une dernière victoire pour une dernière course, dix ans jour pour jour et sur le même site que lors de votre première victoire en carrière. Avec Johannes Boe qui n’est pas loin de laisser filer le gros globe de cristal…
Je me suis poussé à ne pas retoucher, pas réécrire, pas édulcorer et pas scénariser. Mais c’est vrai que cette dernière saison est complètement folle avec cette pandémie mondiale qui touche aussi le biathlon, qui rabote une semaine de compétition et m’oblige à terminer dix ans jour pour jour après ma première victoire. Ce scénario hitchcockien avec Johannes, où je suis virtuellement leader, et il arrive à la faveur d’un dernier tir d’anthologie à repasser 4e alors que s’il terminait 5e, il perdait le général. C’est un scénario un peu fou et j’ai conscience d’avoir vécu une tranche de vie un peu exceptionnelle. Et d’avoir écrit ce livre, ça me permet de prendre un peu de recul sur ça et d’avoir ressenti peut-être pour la première fois ce sentiment de fierté qui ne m’avait jamais vraiment trop habité pendant ma carrière, parce que j’étais dans la course à l’après : la course d’après, le titre d’après, la saison d’après. En écrivant ce livre, j’ai pris conscience qu’il n’y aurait pas de course d’après, de victoire d’après. Et forcément, on en vient à savourer ces victoires passées.
Il y a un sentiment de fierté ?
Oui, mais ce n’est pas une fierté démesurée ou quelque chose de l’ego. Mais le sentiment de se dire qu’on est allé au bout d’un parcours, d’un rêve, d’une ambition. Qu’on s’est donné les moyens de le faire, qu’on a réussi à s’entourer pour le faire et à embarquer du monde dans son sillage. Et ça, c’est la plus grosse reconnaissance que j’ai au quotidien quand les gens viennent me voir pour témoigner de leur affection. J’ai une dame la semaine dernière qui s’est mise à pleurer parce qu’elle voulait que je recommence l’hiver prochain. Ce sont des choses qui m’auraient paru en décalage total dans le passé. Et là, je savoure un peu plus la portée et j’apprécie ces marques d’affection.
Vous écrivez dans ce livre que vous n’avez "ni remords ni regrets" d’avoir arrêté votre carrière, que vous êtes "en paix"…
C’est une décision qui s’est imposée à moi-même, peut-être la décision la moins cartésienne de ma carrière. Et j’ai vraiment l’impression que ce n’était ni trop tôt ni trop tard, que c’était le bon moment pour partir. Tout ce que j’ai vécu depuis me conforte dans ce choix-là. Le confinement en famille, qui m’a permis de retrouver ma compagne, de découvrir mes filles. Une saison prochaine qui s’annonce aléatoire et sur laquelle j’aurais eu du mal à me projeter à ce stade de ma carrière. Je suis en paix totale, une décision sereine. Après, il faudra un peu plus de temps à définir qui je suis désormais. Ce n’est pas parce que je sors un livre aujourd’hui que je me sens auteur, ce n’est pas parce que je fais un shooting photo avec un de mes partenaires que je me sens mannequin. Et il faudra du temps pour arriver à mettre un nom sur un métier, un projet de vie.
C’est quoi du coup la nouvelle vie de Martin Fourcade ? La politique avec le CIO et Paris 2024 ?
Il y a l’ambition de vouloir passer plus de temps en famille, de faire du sport parce que c’est quelque chose que j’apprécie. De consacrer du temps à ma famille et mes amis ce que je n’ai pas beaucoup pu faire ces dernières années. D’un point de vue plus professionnel, l’envie de découvrir des univers nouveaux et de ne pas me jeter à corps perdu dans un seul axe. Paris 2024 et le CIO en sont certes un domaine qui me passionne et dans lequel j’ai envie de m’investir. Mais il y a aussi l’organisation l’an dernier du Martin Fourcade Nordic Festival qui me donne envie de prolonger dans cette voie, un peu plus dans l’évènementiel. Il y a aussi toutes les actions avec mes partenaires qui m’ont renouvelé leur confiance et j’y prends beaucoup de plaisir. Essayer de prendre le temps de me construire et de découvrir ce que j’ai envie de faire, ne pas me segmenter à une seule chose.
Dans le livre, vous parlez d’Evgeny Ustyugov, le biathlète russe qui vous a devancé à Vancouver sur la mass-start à Vancouver en 2010 et qui est visé par une procédure pour dopage et risque de perdre son titre, ce qui vous offrirait une 6e médaille d’or olympique. Avant, ça ne semblait pas quelque chose d’important pour vous. Ça le semble plus aujourd’hui ?
Je ne me suis jamais senti champion olympique sur cette course. Et la médaille d’argent que j’ai gagnée à ce moment-là m’a aidé à me construire et me projeter vers Sotchi. Je ne serais certainement jamais allé à Pyeongchang si j’avais été champion olympique à Vancouver. Mais avec ces accusations contre Ustyugov, on se dit que si cette médaille m’appartient, je dois la récupérer. Donc aujourd’hui, j’aimerais que ce soit une affaire solutionnée assez rapidement. S’il est déclaré innocent, il conserve sa médaille. S’il est coupable, cette médaille me revient. Ça ne changera pas ma perception de ma carrière et la fierté que j’ai pu avoir à évoluer dans cette discipline, ni les combats que j’ai pu mener sur ce volet-là et qui m’ont tenu à cœur tout au long de ma carrière. J’essaye de ne pas trop y penser mais c’est une situation inconfortable d’attente. On est déjà dix ans après cet évènement, donc je ne sais pas si j’arriverais à me l’approprier même si on me la donnait.
Vous étiez un sportif engagé, vous resterez un observateur engagé sur cette thématique du dopage ?
Je pense conserver ma franchise sur ces sujets-là, quelles que soient mes implications futures. Je l’ai fait en tant qu’athlète alors qu’il y avait aussi des "pressions" même si le mot est fort. Il y avait des enjeux pour ne pas le faire en tout cas et je pense continuer à le faire. C’est un sujet qui est très viscéral chez moi car je ne le comprends pas du tout. Et souvent, mes réactions ont été des réactions d’incompréhension, de frustration, de colère. C’est un domaine que j’aimerais faire progresser, mais je ne suis pas sûr qu’on puisse s’épanouir humainement dans ces sensations de colère, d’incompréhension, quelque chose qui est très viscéral et nocif. Et je ne suis pas sûr de m’engager professionnellement dans cette voie-là. Mais bien sûr que j’y serai toujours attentif en tant qu’observateur, car ça continuera à me soulever le cœur.
On a vu sur cette dernière saison l’éclosion d’Emilien Jacquelin, champion du monde de la poursuite, avec lequel vous semblez avoir une sorte de filiation…
Filiation, le mot est un fort, mais c’est sûr que j’ai énormément de respect pour Emilien, énormément d’affection aussi. Notre proximité géographique dans un premier temps (ils vivent tous les deux dans la région de Villars de Lans, dans le Vercors, ndlr) nous a poussé à une relation amicale par la suite. Notre amitié tous les deux avec Antonin (Guigonnat) a grandement facilité ces échanges. J’ai un vrai regard bienveillant sur Emilien, l’envie de le faire progresser. Je crois que j’ai ce regard bienveillant sur l’ensemble de l’équipe de France. J’ai envie de les voir relever les chalenges qui les attendent. Ce sera le cas de Quentin (Fillon-Maillet) cet hiver, d’Antonin aussi que j’espère de retour à son meilleur niveau, de Simon Desthieux qui n’est pas loin de passer le cap, de Fabien Claude qui pourrait se révéler. Je vais regarder cette équipe avec énormément d’affection et l’envie de les voir performer, comme on regarde des copains sur son canapé.
Comment ça va se passer pour vous de voir de l’extérieur désormais le début de la nouvelle saison ?
Je sais que je regarderai. Je sais que j’aurai forcément des sensations mitigées, même si je suis en paix avec ma décision et que je ne reviendrai dessus pour rien au monde. Je sais qu’on n’oublie pas dix ans de vie comme ça et que j’aurai forcément à un moment ou un autre, je ne sais pas trop comment le dire, le regard que l’on peut parfois porter sur une ex… (Rires)
Vous appréhendez ce moment ?
Non, je ne l’appréhende pas parce que c’est une décision qui s’est imposée à moi et que je ne regrette aucunement. Que je pense être arrivé au bout de ce parcours et d’avoir apaisé ce besoin de compétition, ce sentiment parfois viscéral de devoir prouver quelque chose, qui m’a énormément drivé pendant ma carrière et qui m’a énormément tiré vers le haut, mais qui sur les deux dernières saisons de ma carrière était un tout petit peu moins présent. C’est sans doute aussi une des leçons qui m’a permis de tourner la page.
Ça veut dire qu’aujourd’hui, vous acceptez de perdre aux cartes ou à tout autre jeu contre vos filles ?
On ne va pas aller jusque-là… (Rires)