
Top 14 : un titre avec deux effectifs ?
Depuis mercredi soir, le choix des présidents des clubs de Top 14 a largement été commenté. Les deux scénarios dont a accouché leur réunion, phases finales en juillet ou en août, avec une très large préférence et faisabilité pour le deuxième, ont de suite fait "tilter" les observateurs: la conclusion de la saison 2019-2020, et le titre de champion de France qui en découlera, se fera avec les effectifs… de 2020-2021. La première question qui s’est posée est d’ordre éthique. Oui, le rugby est maintenant habitué aux mutations de joueurs en pleine saison, de jokers médicaux en joueurs supplémentaires et certains sont même maintenant "prêtés". Mais tout de même…
Allez par exemple parler de ça au talonneur de l’Union Bordeaux-Bègles Adrien Pélissié. En partance pour Clermont, il n’a, à bientôt 30 ans, jamais touché le Bouclier de Brennus. Et il ne pourra pas briguer un éventuel titre de champion de France en 2020. Et avec lui, on pense aux Lyonnais Liam Gill, et Jean-Marcelin Butin ainsi qu'au Toulonnais Stéphane Onambélé qui vont quitter leurs clubs sans pouvoir aller au bout de leur rêve. D’autres ont déjà goûté aux joies du bout de bois, comme Dulin (du Racing 92 à La Rochelle) ou Bruni (en fin de contrat à Lyon), mais quel rugbyman ne rêve pas d’ajouter une telle ligne à son palmarès ? Et quelle tête feront ces joueurs quand leur "futur ex-équipe" va soulever le Bouclier sans eux ?
"Oui, ça étonne et ça déçoit car les joueurs qui ont disputé cette grosse partie de saison sont ceux que l’on a envie de voir sur le terrain et qui méritent d’y être, précise le président de Lyon, Yann Roubert. C’est effectivement une déception. C’est un autre des effets de bord de cette situation imparfaite, mais, encore une fois, c’est le moindre mal." Et les présidents de club y voit aussi (et surtout ?) l’occasion de toucher la dernière tranche des droits télés de la part du diffuseur dans cette période extrêmement critique pour les finances des clubs.
Mais une autre question se pose, plus juridique. Est-il possible de finir cette saison avec l’effectif de la suivante ? Pour Miguel Fernandez, agent sportif et président du syndicat Intervals, rien n’est encore écrit sur le sujet: "D’abord, tout est encore en gestation car on est tributaire de ce que va décider la médecine. La vraie question est de savoir si les contrats peuvent être prolongés du fait que l’on prolonge la saison. Les joueurs qui sont en fin de contrat ne pourraient-ils pas se retrouver salariés deux mois de plus? Le sujet est épineux. Si la LNR décide de prolonger de deux mois, ça peut comprendre tout le monde. C’est un cas unique. Il faut assumer l’éventualité".
"Vous prolongez la saison, mon contrat se prolonge"
Les exemples cités plus haut sont pour la majorité attendus dans de nouveaux clubs. On peut imaginer qu’en dépit de la crise sanitaire, ils n’avaient pas prévu de changer de programme et de repousser leur déménagement. Mais quid des joueurs en fin de contrat ? "Aujourd’hui, il y a le droit français, poursuit Fernandez. Le contrat de travail est basé sur une 'saisonnalité'. On met de manière indicative une date de fin de saison. Mais si je suis joueur, je dis: 'Vous prolongez la saison, mon contrat se prolonge'. Sur le contrat, c’est précisé que c’est le dernier jour, à minuit, de la saison."
La question n’est pas passé inaperçue auprès des clubs. Pour eux, comme pour la Ligue Nationale de Rugby, l’exercice 2019-2020 sera juridiquement clôturé le 30 juin 2020. Mais pour un autre agent, sous couvert d’anonymat, "la situation sportive est inique ! Car on permet aussi aux clubs de jouer des phases finales sans avoir les mêmes chances qu’ils pouvaient avoir avant le 30 juin. Et du côté des joueurs…". Cela va laisser un goût amer. Alors l’un deux peut-il se retourner contre Ligue ou club et l’attaquer? Ou un quelconque avenant peut-il exister pour prolonger le contrat jusqu’à la fin du mois d’août?
Arnaud Dubois, avocat du sport qui travaille dans le milieu du rugby, doute de cette possibilité: "Evidemment, le club quitté, le club d’accueil et le joueur peuvent toujours s’entendre pour aménager la durée du contrat de travail afin qu’un joueur puisse jouer les phases finales avec son futur ancien employeur avant d’en changer. Par exemple par l’intermédiaire d’un prêt de joueur, option offerte par les règlements généraux de la LNR, même si la mise en œuvre est plus complexe qu’il n’y parait en l’état". Il faudrait alors aménager une nouvelle réglementation et ouvrir une boîte de Pandore qui entraînerait une multitude de cas par cas.
Le foot français va terminer avec les effectifs actuels
"En effet, sans une disposition spécifique ouverte par la LNR, une prolongation de contrat de travail sera automatiquement conclue pour une saison entière, soit jusqu’au 30 juin 2021, précise maître Dubois. Ce qui rend donc impossible une éventuelle prolongation du fait de l’engagement contractuel du joueur avec son nouveau club". Un simple avenant ne semble à première vue pas possible. Quand bien même, autre exemple, un club voudrait offrir un dernier tour de piste à un joueur modèle, à l’image du pilier Davit Zirakashvili à Clermont, néo-retraité sans avoir fait ses adieux.
Mais un avocat du sport, qui préfère rester anonyme, ajoute un autre aspect: "Il n’y a aucune automaticité de prolongation de contrat dans le cas de ce scénario du Top 14 de rugby. Mais malgré tout, une saison sportive ne doit normalement pas durer plus d’un an. Le ministère des Sports travaille donc actuellement à l’élaboration d’un texte pour changer ça. Celui-ci permettra-t-il des avenants particuliers pour prolonger les contrats ? C’est possible". On peut légitimement penser que la LNR va certainement tout faire pour clarifier la situation. "J’ai la faiblesse de croire que tout le monde s’accorde au même mode opératoire, reprend Miguel Fernandez. Des joueurs vont démarrer sur une fin de saison. Un joueur phare qui a joué une grande partie de la saison ne sera plus là et un arrivant pourra jouer le titre après deux matchs."
Même si le doute est encore permis quand on se tourne du côté du football. La Ligue 1, qui fait tout pour terminer l’exercice 2019-2020, va potentiellement jouer en juin et en juillet avec les effectifs actuels. Donc avec des joueurs qui verront leur contrat se prolonger dans le temps (la 38e et dernière journée était prévue le 23 mai). Hors en Angleterre, selon le Daily Mirror, neuf clubs de Premier League ont proposé que, quoi qu’il arrive, le championnat n’aille pas au-delà du 30 juin pour se prémunir "de toutes complications ou litiges liés aux fins de contrats de joueurs ou de sponsoring". C’est bien qu’on imagine qu’il y a une porte entrouverte pour des questions juridiques. Le rugby professionnel français, lui, a intérêt à la refermer.