
Saint-Étienne: "Ça a vrillé dans la tête", le récit du procès des supporters de l'ASSE
Ils sont 11. Ils se prénomment Steven, Lucas, Julien, Thomas, Tom, Pierre, Edouard, Florian ou encore Aymeric et Étienne. Ils ont entre 34 ans (pour le plus âgé) et 21 ans (pour le plus jeune), pour la plupart de Saint-Étienne, mais aussi du Puy et de la région parisienne. Ils sont tous là, dans la salle du tribunal judiciaire de St-Étienne pour une audience devant la troisième chambre correctionnelle, afin de répondre des faits de ce triste dimanche de week-end de Pentecôte à Geoffroy-Guichard, qui s'était terminé dans une véritable guérilla urbaine de longues heures durant, à l’intérieur et à l’extérieur du stade. Ils sont poursuivis pour différentes infractions: lancement de fumigènes, de fusées, lancement de mobiliers urbains et de barrières, pour un préjudice aux alentours de 500.000 euros.
Pour planter le décor dès 9 heures, la présidente Stéphanie Perrin invite tout le monde à se tourner vers les écrans où elle demande de projeter des images: "Il faut se remettre dans le contexte", explique la magistrate en commentant les extraits de la vidéo-surveillance du stade, mais aussi des caméras piétons installées sur les casques des gendarmes mobiles au cœur des échauffourées. Un contexte de violence qui contraste avec le détail des interrogatoires individualisés qui vont occuper la matinée et le début d’après-midi. Car là, un à un s’avancent des individus bien insérés: "En société, ils sont convenables", résume le procureur Amel Jakupovic dans ses différentes questions à la barre puis dans son réquisitoire. "Mais dans le stade, avec l’effet de dilution de l’effet de masse, ils se transforment", ajoute-t-il. Ce que Me Olivier Martin, avocat de l’AS Saint-Étienne, partie civile, résumera en citant Georges Brassens: "Le pluriel ne vaut rien et sitôt qu’on est plus de quatre, on est une bande de cons, bande à part, sacrebleu ! C'est ma règle et j'y tiens".
"Monsieur tout le monde"
Face aux images, certains ont les mains moites, d’autres les jambes qui tremblent, un ou deux semblent un peu indifférents, semblant vouloir laisser passer l’orage. La plupart exprime un air contrit, la majorité sont les yeux "paumés", surtout quand le chef des enquêteurs, le commissaire de police Bernard Fraisse, retrace la chronologie de la soirée : l’arrivée de deux sacs à dos remplis de fumigènes par la force en faisant le coup de poing avec des stadiers avant le début du match, les violences à l’issue du tir au but qui envoie les Verts en Ligue 2 à 21h49, les faits à l’extérieur du stade pendant deux heures à l’issue du match. Il précise le détail du travail des enquêteurs. Il les a eus aussi en garde à vue: "Ce sont de bons mecs quand ils sont en face à face de moi".
Car chacun affiche un CV de "Monsieur tout le monde", avec vie de famille souvent rangée et salaire issu d’un CDI assuré et assumé pleinement: maçon, chauffeur de taxi, chef artisan à la tête de six employés, cadre commercial en CDI depuis de longues années, pompier professionnel, arbitre de football à… l’ASSE, diplômé d’un master de droit ou encore responsable d’une équipe de 25 personnes dans son entreprise de transport. Mais chacun change une fois dans le stade. Et chacun définit ces minutes: "C’est un coup de folie qui a dépassé vraiment les limites", se désole l’un; "Un excès de passion très bête de ma part", dit le suivant. Et ainsi de suite... "Avec recul, je ne referai cela de ma vie". La présidente note quand même, notamment pour l’un: "Mais vous avez du plomb dans la tête, votre vie sociale et professionnelle qui le prouve". Il ne sait quoi répondre.
Les explications tournent aux éléments de langage savamment appris mais difficilement récités pour certains un peu intimidés: "Je ne m’attendais pas à ce qu’on descende en deuxième division. C’est un mouvement de colère. Je suis la foule. J’avais un briquet et une pièce de monnaie. J’ai jeté les deux. C’est une erreur. Ce n’est pas ma façon d’agir. C’est un coup de colère. Un excès de passion".
"Ça a vrillé dans la tête"
Ils sont les "BPF" du code civil (bon père de famille). Et pourtant! L’un se saisit d’une barrière pour la jeter sur les gendarmes qui sécurisent l’entrée des vestiaires: "J’ai un problème avec les stades, concède-t-il. Ça vrillé dans la tête, je voulais exprimer mon mécontentement contre l’ASSE. J’ai commis des actes répréhensibles". Il va pourtant, d’après ses dires, "simplement, à un match, après un repas de famille, comme un dimanche normal". "Faut que j’arrête d’aller au stade", dit-il.
Et pourtant, un autre, immortalise à la mi-temps un selfie avec ses potes, tous cagoulés et faisant un doigt d’honneur. À qui vous l’adressez, interroge la présidente en coupant un discours récité et bien policé avec un sens aigu de la répartie ? "On faisait un doigt d’honneur au téléphone..."
Et pourtant, tous quittent, une fois la descente à l’étage inférieur entériné, leur tribune. Une explication? "Marquer mon mécontentement de l’ASSE", disent-ils à chacun de leur passage à la barre. Un assesseur prolonge le questionnement, quand il revient sur les lancers de fumigènes et artifices sur les gendarmes: "Il y sont pour quoi les CRS à la descente de St-Étienne?" L’un des prévenus a du mal à articuler: "C’est honteux, cela aurait pu être grave".
Et pourtant (encore), un autre quitte la tribune au moment important de la séance de tirs au but pour aller dans une coursive… se changer! Quand un autre n’arrive pas à analyser la photo prise de son fils de… trois ans, à qui il a mis sa cagoule verte juste avant d’aller en solo au stade. "Oui, c’est regrettable, je voulais juste montrer mon mécontentement du match".
"Je suis un autre homme quand je supporte l’ASSE"
Alors la présidente joue la carte de l'humour pour le quatrième supporter, pompier professionnel, responsable d'un groupe. À la vue d’une vidéo où il se met à l’abri des regards sous un drapeau pendant le match, elle lui fait remarquer que c’est du foot: "Pourquoi on a besoin de se cacher pendant un match de foot? On ne joue pas à cache-cache?" Silence. Puis réponse: "Je ne voulais pas voir la séance de tirs au but et la descente".
Pourquoi cet excès, essaient de comprendre les magistrats? "On loupe des choses importantes de la vie, des repas de famille, on donne de l’argent, on fait des sacrifices pour assister aux matchs et on voudrait du retour. Il n'y a rien qui nous est donné en retour. On attendait le maintien", explique l’un des prévenus. Donc, perdre, c'est manquer de respect aux supporters, conclut la présidente. Silence dans la salle.
Même eux ne comprennent pas: "C’est un mouvement de foule, dit un autre. J’ai eu l’opportunité de le prendre et d’aller sur la pelouse. Je suis gérant d’une ébénisterie de six salariés. Je suis un autre homme ce soir-là. Je leur apprends des valeurs… Je suis un autre homme quand je supporte l’ASSE. Je suis quelqu’un de normal. Je ne fais pas de bruit. Là, malheureusement".
Un "manuel de survie" en cas d'interpellation
Et quand les questions les mettent en difficulté, le silence est le meilleur allié: "Vous avez donc une doudoune noire, un soir de mai", interpelle le ministère public. "À quel moment, on commet des exactions pareilles?", interpellent les magistrats. Silence gêné avant une réponse courte et évasive: "Je ne sais pas".
Et puis tous ont un fumigène ou un projectile dans la main. D'où viennent-ils? "Ils étaient par terre", coupe un prévenu à l’appui d’un collègue de prétoire qui lui en a trouvé au pied de la tribune. "Il n’y a donc pas que le gazon qui pousse dans un stade, il y a les fumigènes, aussi", persifle Stéphanie Perrin, qui a du mal à comprendre aussi ce SMS qui circule avant le match de fans en fans. Il y est expliqué ce qu’il faut faire en cas de garde à vue via un "manuel de survie". Et donc avant le match: "Ayez avec vous un dossier qui prouve que vous êtes insérés socialement avec une pochette contenant le livret de famille, vos diplômes, vos certificats de scolarité. Et avec cette mention: "Vous avez un flic en face de vous, ils ne sont pas connus pour leur honnêteté et relisez bien ce qu’il vous fait signer". Ce dossier de personnalité, l'un des prévenus l'a fait. De quoi démontrer de la préméditation? "Non, dit-il. Parce que tout le monde était déçu que cela se soit organisé ainsi".
À la question de la dangerosité de jeter les fumigènes sur les tribunes avec parfois des enfants, "nous visons une zone pour montrer notre mécontentement", se contente de rétorquer un supporter. Est-ce autorisé? "Non, mais chez les ultras, dans une activité festive, cela est une manière d’encourager".
Vers de lourdes interdictions de stade
Dans son réquisitoire, le ministère public ne souhaite pas jouer la carte du procès exemplaire. "Un mouvement de foule avec une âme collective qui supplante l’âme individuelle, explique Amel Jakupovic. Que se passe-t-il, dans les têtes au moment de ce pénalty manqué? La foule va diluer la responsabilité. Ils ont commis tous, individuellement des faits. Pourquoi leur fait individuel serait amorti par le collectif? Quand bien même, c’est en groupe ou dilué dans la masse. Il faut faire rejaillir la responsabilité individuelle de cette haine collective".
Il demande ainsi de la prison avec sursis pour dix des onze prévenus, entre quatre et dix mois et surtout des interdictions de stade de deux à quatre ans, selon leurs antécédents et leur casier judiciaire, pour certains avec quelques lignes. Il est plus sévère pour un responsable de groupe à qui il est demandé une période de deux ans de probatoire: "Vous avez un positionnement lâche, en ne reconnaissant pas les faits, car vous avez peur de sanctions personnelles et professionnelles. Vous, pompier professionnel, vous n’avez pas fait honneur à votre métier en vous présentant comme victime des résultats du club. Quant au 11e prévenu, déjà connu pour de tels agissements, il encourt une peine ferme de huit mois, aménagée. Pour tous, le procureur demain l’obligation de pointage dans le commissariat les soirs des matchs.
"Vu l’ampleur des incidents, avec des comportements identiques, il y a eu forcément une concertation. Le découpage chronologique le confirme, enchaîne le procureur. Il y a l’entrée de force, des sacs. Il y a une volonté ferme et intense en prenant à partie les stadiers de les introduire. Un sac mis au pied de la tribune des Magic Fans. Une quarantaine de fumigènes. Cette version du «moi, j’ai trouvé par terre», je n’y crois pas. Ce premier épisode augurait des faits de la suite, que l’issue du match ait été positive ou négative. Autre signe annonciateur, les chants s’arrêtent et on voit des supporters qui mettent leur cagoule. Les prévenus savent qu’il y a des caméras partout. L’épisode 2, ce sont les débordements à la suite du penalty manqué. Cette marée humaine qui va en direction des tribunes, avec la première vague où se trouvent tous les prévenus présents aujourd’hui devant vous. Eux disent que c’est un mécontentement, un excès de passion; moi, j’y vois de la délinquance. Le selfie avec les cagoules qui serviront si problèmes, "prêt" si on descend en Ligue 2, la doudoune, un soir de mai où il fait très chaud... N’est-ce pas pour se cacher et qu’on imagine des débordements à venir ? L’excès de passion ne peut pas durer aussi longtemps: le coup de folie, je n’y crois pas. Il y a eu de nombreuses heures de débordements de stade après".
"Oui, ils sont bien insérés dans la société. Mais quand ces mêmes personnes inspirent aux stadiers de la peur, je me dis qu’ils ont des traits communs avec des délinquants traditionnels. Veulent-ils vraiment renvoyer cette image des supporters? À eux de voir en leur for intérieur. Ceux qui ont fait le plus de mal, c’est cette première vague. C’est pour cela que nous avons concentrés notre action sur ces 27 interpelés le 19 septembre dernier. Pour certains, il faudra la vidéo pour leur faire dire la vérité, certains reconnaissent plus facilement".
L'ASSE estime que ses supporters lui ont coûté 3,5 millions d'euros
Me Olivier Martin, défenseur de l’ASSE, prend ensuite la parole, sous quelques regards de prévenus qui le fixent, les yeux noirs et tranchants: "Vous avez devant vous des individus insérés, éduqués, à la vie famille stable. En passant les images, on se dit: est-ce vraiment les mêmes? Cela me laisse perplexe. J’ai une explication de cette dualité: ils se sont appropriés le club. Mais c’est un abus de langage. Qu’ils aient une histoire collective, partagée. C’est une réalité. Mais cela ne va pas plus loin. On ne peut pas aller plus loin. Quand vous vous êtes appropriés le club, vous demandez des comptes au club. Quand vous avez passé la ligne rouge, vous êtes un délinquant. Tout l’amour et les sacrifices s’effacent quand vous passez la ligne rouge".
Et l’avocat de détailler les conséquences pécuniaires faites au club tout au long de la saison 2021-2022 après les différents agissement des fans: "C’est 338.000 euros d’amendes, six matches à huis clos avec 500.000 euros par match de manque à gagner et six fermetures partielles. Au total, près 3,5 millions d'euros de préjudices... Oui, moi, le club, je suis victime. La passion qu’ils ont, elle est sincère. Elle doit être mise au service du club, pas au service de mouvements de protestation".
Les avocats des prévenus plaideront chacun à leur tour en demandant, "de ne pas céder au rideau de fumée de la justice médiatisée et exemplaire, avec un jugement serein, sur la base des préventions retenues et des personnalités. La justice ne doit pas se faire dépasser par une donnée politique". "Une extrême justice est souvent une injustice", disait Racine. Tous ont balayé la thèse de l’acte prémédité qu’a tenté de démontrer l’audience. Le tribunal correctionnel rendra son jugement mercredi 23 novembre 2022 à 13h30.